Wednesday, May 11, 2016

Letters in Books: Lettres à sa femme

Donatien Alphone François, Marquis de Sade (1740-1814), ecrivain français, philosophe et libertin. Il est né dans une vieille famille aristocratique. Il montre, en fréquentant les actrices et les courtisanes son goût pour la luxure, qui lui vaut, l'année même et peu de temps après son mariage, un premier séjour en prison pour "débauche outrée". 
Source: Charles-Amédée-Philippe van Loo / Wikimedia Commons
Après une seconde incarcération de six mois en 1768 pour flagellation, il est accusé en 1772 d'empoisonnement pour avoir rendu malade une prostituée à qui il avait fait prendre des dragées aphrodisiaques. Il est condamné à mort par contumace. Arrêté, puis évadé, il est finalement repris et, sous le coup d'une lettre de cachet, incarcéré successivement à Vincennes, à la Bastille et à Charenton. C'est pendant cette longue période d'emprisonnement que Donatien Alphonse François de Sade commence à écrire pour dissiper son ennui. Il est libéré en 1790 par la Révolution comme toutes les victimes de lettres de cachet. 

Le Marquis de Sade alterne dans ses ouvrages les scènes pornographiques souvent extrêmes et les dissertations philosophiques. Décédé il y a presque deux siècles, le marquis de Sade demeure une énigme. Ecrivain aux mœurs dissolues et hors-la-loi, noble criminel, le plus célèbre prisonnier de la Bastille, survivant à tous les régimes, scandalise sans fin. Qui était-il? La réponse dans cette "Grande lettre" à sa femme: confession originale du Divin Marquis, père de tous les "sadismes" et libertinages (prix de cet article):


20 Février 1781,
Je ne suis coupable que de simple et pur libertinage, et tel qu'il se pratique par tous les hommes, plus ou moins en raison de leur plus ou moins de tempérament ou de penchant à cela qu'ils peuvent avoir reçu de la nature. Chacun a ses défauts; ne comparons rien : mes bourreaux ne gagneraient peut-être pas au parallèle.

Oui, je suis libertin, je l'avoue ; j'ai conçu tout ce qu'on peut concevoir dans ce genre-là, mais je n'ai sûrement pas fait tout ce que j'ai conçu et ne le ferai sûrement jamais. Je suis un libertin, mais je ne suis pas un criminel ni un meurtrier, et puisqu'on me force à placer mon apologie à côté de ma justification, je dirai donc qu'il serait peut-être possible que ceux qui me condamnent aussi injustement que je le suis ne fussent pas à même de contrebalancer leurs infamies par des bonnes actions aussi avérées que celles que je peux opposer à mes erreurs. Je suis un libertin, mais trois familles domiciliées dans votre quartier ont vécu cinq ans de mes aumônes, et je les ai sauvées des derniers excès de l'indigence. 

Je suis un libertin, mais j'ai sauvé un déserteur de la mort, abandonné par tout son régiment et par son colonel. Je suis un libertin, mais aux yeux de toute votre famille, à Evry, j'ai, au péril de ma vie, sauvé un enfant qui allait être écrasé sous les roues d'une charrette emportée par des chevaux, et cela en m'y précipitant moi-même. Je suis un libertin, mais je n'ai jamais compromis la santé de ma femme. Je n'ai point eu toutes les autres branches du libertinage souvent si fatales à la fortune des enfants : les ai-je ruinés par le jeu ou par d'autres dépenses qui aient pu les priver ou même entamer un jour leur héritage? ai-je mal géré mes biens, tant qu'ils ont été à ma disposition ? ai-je, en un mot, annoncé dans ma jeunesse un cœur capable des noirceurs dont on le suppose aujourd'hui ? n'ai-je pas toujours aimé tout ce que je devais aimer et tout ce qui devait m'être cher? n'ai-je pas aimé mon père ? (hélas, je le pleure encore tous les jours), me suis-je mal conduit avec ma mère ? et n'est-ce pas lorsque je venais recueillir ses derniers soupirs et lui donner la dernière marque de mon attachement, que la vôtre m'a fait traîner dans cette horrible prison où elle me laisse languir depuis quatre ans ? En un mot, qu'on m'examine depuis ma plus tendre enfance. Vous avez près de vous deux personnes qui l'ont suivie, Amblet et Mme de Saint-Germain. Que passant de là à ma jeunesse, qui peut avoir été observée par le marquis de Poyanne sous les yeux de qui je l'ai passée, on aille jusqu'à l'âge où je me suis marié, et qu'on voie, qu'on consulte, qu'on s'informe si j'ai jamais donné des preuves de la férocité qu'on me suppose et si quelques mauvaises actions ont servi d'annonces aux crimes que l'on me prête : cela doit être ; vous le savez, le crime a ses degrés. 

Comment donc supposer que, d'une enfance et d'une jeunesse aussi innocentes, je suis tout d'un coup parvenu au dernier comble de l'horreur réfléchie ? Non, vous ne le croyez pas. Et vous qui me tyrannisez si cruellement aujourd'hui, vous ne le croyez pas non plus : votre vengeance a séduit votre esprit, vous vous y êtes livrée aveuglement, mais votre coeur connait le mien, il le juge mieux, et il sait bien qu'il est innocent. J'aurai le charme de vous en voir convenir un jour, mais l'aveu ne rachètera pas mes tourments, et je n'en aurai pas moins souffert... En un mot, je veux être lavé, et je le serai, à quelque époque qu'on me fasse sortir d'ici. Si je suis un meurtrier, j'y aurai trop peu été, et si je ne le suis pas, j'aurai été beaucoup trop puni et je serai en droit de demander raison.

Voilà une bien longue lettre, n'est-ce pas ? Mais je me la devais, et je me l'étais promise à la révolution de mes quatre ans de souffrance. Ils sont expirés. La voilà ; elle est écrite comme à l'article de la mort, afin que si elle me surprend sans que j'ai la consolation de vous serrer encore une fois dans mes bras, je puisse, en expirant, vous renvoyer aux sentiments exprimés dans cette lettre, comme aux derniers que vous adressera un cœur jaloux d'emporter au moins votre estime au tombeau. 

Vous pardonnerez son désordre ; elle n'est ni recherchée ni spirituelle : vous n'y devez voir que la nature et la vérité. J'efface quelques noms placés au commencement, pour qu'elle vous passe, et je supplie instamment qu'elle vous soit remise. Je ne vous demande pas de m'y répondre en détail, mais de me dire seulement que vous avez reçu ma grande lettre : c'est comme cela que je la nommerai ; oui, c'est comme cela que je la nommerai. Et quand je vous renverrai aux sentiments qu'elle contient, alors vous la relirez ... M'entends-tu, ma chère amie ? Tu la reliras et tu verras que celui qui t'aimera jusqu'au cercueil a voulu la signer de son sang.

Source texte : Marquis de Sade (1997), Lettres à sa femme, Babel 

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